Le partenariat en famille n’est pas si fréquent au bridge dans la haute compétition. On trouve toutefois plus volontiers des associations mari et femme, frère et sœur, ou frère et frère, que père ou mère et fils ou fille. Les Français Jérôme et Léo Rombaut, père (51 ans) et fils (21 ans), s’accommodent fort bien de ce partenariat. Titulaires en équipe de France Open depuis maintenant plusieurs années, ils étaient membres de l’équipe tricolore lors de la dernière Bermuda Bowl, à Herning (Danemark).
Voici une donne du deuxième tour des éliminatoires, issue de la rencontre France/Inde, où Jérôme a fait preuve d’une exceptionnelle maîtrise au contrat de 6SA. Un contrat vingt-et-une fois appelé, aux vingt-quatre tables du championnat Open, mais que seul Jérôme est parvenu à mener à bien ! Une référence qui pourrait faire de lui un candidat sérieux aux « Oscars » annuels du bridge, décernés par l’IPBA (International Bridge Press Association) aux plus jolis coups.
Prenez sa place en Est.

Donne 17
Nord donneur, personne vulnérable

Sud entame du 9 de Cœur. Votre plan de jeu ?

Ayant pris l’entame en main, la première question qui se pose est : comment manier les Carreaux ? Mettons-nous dans la tête du champion.

Présenter la Dame ? Il faudrait trouver un partage de la couleur 3-3, et si elle est 4-2, espérer le Roi placé, avec de surcroît soit le 9, soit le 10 seconds en Nord, ou encore avec Roi-9 ou Roi-10 seconds en Sud. Mais quand Sud aura couvert du Roi et que le Valet aura été encaissé, on craindra ensuite de rejouer Carreau, si ni le 9 ni le 10 ne sont apparus au second tour – car la chute serait vite consommée sur un partage 4-2. Pas très engageant.

Plus attrayant semble le maniement consistant à présenter plutôt un petit Carreau du mort, vers la Dame. On gagnerait également avec les Carreaux 3-3, ou encore, cette fois, avec le Roi second à droite, mais on pourrait aussi envisager différentes fins de coup, avec un Roi quatrième en Nord.

Jérôme monte donc au mort par le Roi de Trèfle à la seconde levée et avance un petit Carreau, pour sa Dame, qui tient. La suite est automatique : la Dame de Trèfle est débloquée, suivie du jeu à Cœur. Et là, surprise ! Nord défausse. Voilà qui clarifie un peu la situation. Mais la ligne d’arrivée est encore lointaine.

Car les options restent nombreuses, à ce stade : Roi de Pique placé, Carreaux 3-3, ou même jeu d’élimination, pour finir, par exemple, en laissant courir le 8 de Pique – ce qui forcerait Sud à rejouer sous le Roi.

Ajoutons que, après l’entame et le début du coup, on imagine intuitivement que :
1- la non-entame à Pique, dans la « couleur verte », pourrait laisser présager de la présence du Roi en Sud.
2- le fait que Nord n’ait pas plongé du Roi de Carreau et qu’il soit apparu avec un singleton à Cœur pourrait conforter l’idée qu’il serait plutôt détenteur de quatre cartes à Carreau.

Hypothèses à ne pas négliger. Alors ?

Tout bien pesé, le déclarant se décide pour un jeu d’élimination pouvant se terminer par une éventuelle mise en main, ou débouchant sur différents squeezes. Il encaisse un troisième tour de Cœur, puis ses deux derniers Trèfles. La position magique, à six cartes, lorsque le Valet de Trèfle est présenté :

Sud, marqué avec deux cartes à Cœur, est d’abord sur la sellette : s’il écartait un Pique, on pourrait terminer par un squeeze d’affranchissement : As de Pique et Pique à blanc, libérant la Dame. S’il défaussait un Cœur, on pourrait opter pour un squeeze de mise en main : As de Cœur, Carreau pour l’As, puis 8 de Pique laissé courir, obligeant Sud à livrer le Roi (si Nord couvre le 8 du 10, le Roi aura raison de la Dame et le Valet sera pris en impasse, sur le retour forcé à Pique). Mais la meilleure défense consiste, en Sud, à abandonner le 4 de Carreau – ce qu’il ne manque pas de faire à la table.

Qu’à cela ne tienne, c’est Nord qui va devoir maintenant, bien malgré lui, voler au secours du déclarant ! Jérôme écarte un Pique du mort (tout comme Nord), mais sur l’As de Cœur qui suit, pour la défausse du dernier Pique du mort, Nord rend les armes :

S’il jette un autre Pique sur l’As de Cœur, le déclarant termine par Pique pour l’As, puis ressort du mort par le 8 de Carreau, sous l’As, contraignant l’infortuné défenseur à se jeter dans la fourchette à Carreau. Et si Nord préfère effacer un Carreau, le Valet de Carreau sera affranchi, après As de Carreau et Carreau – et Nord offrira la remontée au mort à Pique.
Observons que, quelle que soit la défausse de Sud dans la position à six cartes, le coup est toujours gagnant en écartant un Pique du mort, puis un autre Pique sur l’As de Cœur qui suivra. Nord n’aura, en effet, que le choix de son agonie : squeeze de mise en main ou d’affranchissement.
En fin de compte, une fois acquise la conviction de la présence de quatre cartes à Carreau en Nord, la main de Sud n’a plus aucune importance, car le chelem gagne quelle que soit la place du Roi de Pique ! (A noter qu’après avoir défaussé le 9 de Pique sur l’As de Cœur, le coup pourrait encore gagner si les Carreaux étaient 3-3 : il faudrait terminer par As de Carreau et Carreau – un choix final à assumer par le déclarant.)

Gagner ce coup dans la Bermuda Bowl, le plus prestigieux des championnats du monde, et de surcroît, seul, face à vingt éminents concurrents de l’élite internationale, cela vous donne une petite satisfaction supplémentaire à celle que vous auriez éprouvée en réalisant le coup au tournoi de charité de Fermant-Clairon. Non ?

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Note : Guy Dupont vient de publier « Promenade dans le jardin du squeeze », un ouvrage en français diffusé par Bridge Plus (www.bridgeplus.com).